Tourisme noir
Avez-vous déjà marché sur les plaines d’Abraham, visité le site d’une tragédie importante comme Ground Zero à New York ou même parcouru un cimetière dans le but de retrouver les sépultures de personnages célèbres? Bien vous avez fait, sans peut-être même le savoir, ce qu’on appelle du tourisme noir.
Pour citer quelques exemples les plus populaires, mentionnons cimetière du Père-Lachaise de Paris visité par plus de 3 millions de personnes annuellement, la plaque commémorative « Imagine », de Central Park à New York, tout juste en face du lieu de l’assassinat de John Lennon, la visite du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz ou les sites de catastrophes nucléaires comme Tchernobyl et Hiroshima. Je pourrais aller encore plus loin en soutenant que visiter les sites des pyramides d’Égypte ou celui du Colisée de Rome se classent également sous le phénomène du tourisme noir tout comme Cramer l’écrit dans un article paru sur le sujet dans le New York Times.
Source : Ground Zero et Auschwitz (Shutterstock)
Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un intérêt marqué pour cette forme de tourisme alternatif ou dit « de niche ». Ce sont deux professeurs de la Glasgow Caledonian University, John Lennon (pas le chanteur) et Malcolm Foley, qui ont utilisé l’expression « dark tourism » pour la première fois en 1996. Il se définit comme un tourisme sombre ou morbide ayant pour but la visite de lieux liés à la mort, à la souffrance, aux catastrophes humaines ou naturelles. Bien que le terme soit relativement récent, le tourisme noir est pratiqué depuis toujours.
Avant d’aller plus loin, je tenterai de mieux définir ce qu’est le tourisme de niche, dont le tourisme noir fait partie. Hutchinson est l’un des premiers auteurs à parler de tourisme de niche, et ce, dès 1957. Tel que défini par Robinson et Novelli en 2010, à l’opposé du tourisme de masse, se trouve le tourisme de niche, regroupant plusieurs types de tourisme tels que l’écotourisme, l’agrotourisme, le tourisme religieux, le tourisme rural, le tourisme scientifique, le tourisme autochtone et le tourisme noir pour ne nommer que ceux-ci. Le tourisme niché peut par contre être un tourisme qui a un sujet précis mais tout en étant populaire. Par exemple, le tourisme sportif qui regroupe des dizaines de milliers de personnes dans un stade ou encore le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, un périple que j’ai moi-même accompli en 2008.
Aux fins de ce court article, j’aimerais me pencher sur une question très simple, mais plus que pertinente dans ce cas. Au-delà de cette rencontre avec la mort, les désastres naturels et les grandes tragédies, qu’est-ce qui rend le tourisme noir si intéressant? J’avancerai trois hypothèses que je tenterai de confirmer ou d’infirmer dans les prochains paragraphes. Premièrement, le désir d’en apprendre plus sur des événements passés qui ont marqué l’histoire. Deuxièmement, la quête d’expérience authentique, la découverte de lieux méconnus ou visités par peu de gens, élargissant ainsi le territoire touristique. Enfin, une propension pour le morbide, la recherche de sensations fortes et le goût de se mettre en danger serait le dernier point qui attire les touristes.
Examinons, dans un premier temps, mon expérience personnelle et ce qui m’a poussée à vouloir approfondir ce champ du tourisme. Mon premier contact ‘’réel’’ avec le tourisme noir remonte en 2000 lorsque j’ai visité le cimetière du Père-Lachaise à Paris à la recherche des épitaphes de Jim Morrison, Frédéric Chopin et Alfred de Musset, trois personnages marquants lorsqu’on est une jeune étudiante en arts.
Dans le même voyage, parce que le lieu était gratuit après 16h, je me suis rendue au Impérial War Museum de Londres où une exposition portant sur l’Holocauste lors de la Seconde Guerre mondiale m’a ébranlée à tout jamais. La reconstruction historique alliant décor grandeur nature, dans lequel nous pouvions marcher tel un soldat, les bruits de bombes additionnés aux vibrations sous nos pieds étaient si réels que l’odeur de la mort, un mélange de boue séchée et de sang, m’a suivie pendant des mois.
Source : Imperial War Museum et le cimetière du Père-Lachaise (Shutterstock)
À ce moment, je ne savais pas que j’étais en train de vivre une expérience touristique se classant sous l’appellation de tourisme noir. Dans le texte « Dark tourism, the holocaust, and well-being: A systematic review », publié en janvier 2023, dès la première phrase, les auteurs écrivent : « Depuis longtemps, les sites de guerres, de catastrophes naturelles, de morts et autres atrocités ont toujours fasciné les gens, les motivant à voyager ». Tout comme cette citation, j’avais ouvert la porte à un immense intérêt personnel qui allait devenir un fil conducteur pour plusieurs des voyages et des visites touristiques que j’allais faire dans les décennies à venir. Telle une junkie, je suis constamment à la recherche du premier hit vécu à Londres, il y a de cela presque 25 ans!
Si on délaisse mes intérêts personnels et que l’on se tourne vers une littérature plus scientifique, toujours selon Robinson et Novelli, à l’autre extrémité du spectre du tourisme de masse ou populiste, nous parlerons d’un tourisme de niche qui se concentre sur un très petit marché ciblé en accueillant qu’un petit nombre de visiteurs à la fois. Ce désir de sortir hors des sentiers battus, à l’extérieur du circuit touristique populaire s’inscrit bien dans un développement des territoires, de régions touristiques inexploitées et du développement local. C’est assurément un des critères qui séduit plusieurs touristes à la recherche de ce qui est peu commun, inusité, inaccessible, mais surtout peu visité. Dans un même ordre d’idées, la situation post-pandémique dans laquelle nous nous trouvons favorise le tourisme noir qui souvent accueille moins de gens, en petit groupe, ce qui s’est révélé être un avantage depuis la crise sanitaire débutée en 2020.
D’un point de vue technologique, il est possible d’avancer que l’avènement d’Internet nous a permis d’avoir accès plus facilement et rapidement à de l’information précise concernant des attractions touristiques dites de niche, et ainsi délaisser le tourisme de masse. Le développement du web nous a également permis de délaisser les grands canaux d’information touristique et de nous intéresser à des sujets en dehors d’un grand marché. Comme Novelli l’a défini en 2007, nous verrons également les termes « marketing de niche » en guise de synonyme à « tourisme de niche ». Nous avons maintenant le loisir, et ce de votre ordinateur personnel ou à partir de votre téléphone intelligent, de chercher et de trouver des expériences touristiques plus ciblées, plus underground afin de sortir des attractions touristiques populistes et de délaisser un tourisme de masse qui ne convient plus à une certaine clientèle.
Source : Dark Tourist (Netflix)
Enfin, peu après avoir inventé l’expression « tourisme noir », Lennon et Foley décrivent le concept comme d’une forme de tourisme pratiquée par des gens qui ont un intérêt marqué pour le morbide, qui sont en quête de sensations fortes ou qui veulent se mettre en danger, ce qui soulève un questionnement éthique à la pratique. La célèbre chaîne Netflix baigne elle aussi dans la mode avec son animateur néo-zélandais David Farrier qui parcourt le monde à la recherche des expériences touristiques les plus noires dans une émission intitulée tout simplement « Dark Tourist ». Suite à la diffusion de l’émission en 2018, plusieurs critiques ont été émises quant à la question éthique. Pour avoir visionné quelques épisodes, laissez-moi vous dire que le type de tourisme noir pratiqué par l’animateur va au-delà des expériences que je recherche. Par exemple, Farrier se rend en Colombie où il rencontre Popeye, le bras droit de Pablo Escobar, maintenant en liberté malgré des dizaines de meurtres. Il quitte ensuite vers la frontière mexico-américaine dans un tour guidé simulant un faux passage de la frontière de façon illégale dans lequel les touristes se font diriger à la pointe d’une mitraillette. Les huit épisodes vous donneront certainement plusieurs idées loufoques pour un voyage inoubliable.
En guise de conclusion, revenons sur nos trois hypothèses de départ. Certains auteurs, dont Magano et ses collaborateurs, avancent qu’une fascination envers des lieux de catastrophes naturelles ou de génocides humains peut être un incitatif pour plusieurs touristes, moi y compris. Le petit nombre de visiteurs s’intéressant à une forme de tourisme de niche ainsi que l’intérêt de vivre une expérience authentique, hors du commun que peu de gens ont la chance de vivre représente un autre stimulant tel que démontré par Novelli. Enfin, Lennon et Foley ont décrit le tourisme noir comme le goût du morbide tout simplement, du risque, de se mettre en danger ou de recréer des sensations intenses, mais discutables d’un point de vue éthique. Ces trois énoncés tendent à aller en direction de nos hypothèses de départ, ceci dans le but de répondre à notre question initiale, qui demanderait de creuser davantage.
Bref, si tout comme moi vous aimez vivre une expérience culturelle qui fait vibrer nos sens, que l’expérience soit très nichée ou plutôt mainstream, si vous êtes en quête de lieux insolites et d’expériences inusitées qui n’attirent pas les foules ou encore si vous aimez avoir peur, vivre une montée d’adrénaline ou vous mettre en danger le tourisme noir est assurément fait pour vous!
Références
Bienvenue au cimetière du Père-Lachaise. (s. d.). https://www.paris.fr/dossiers/bienvenue-au-cimetiere-du-pere-lachaise-47
Cramer, M. (2022, october 28). Beaches? Cruises? ‘Dark’ tourists prefer the gloomy and macabre. The New York Times. https://www.nytimes.com/2022/10/28/travel/dark-tourism-travel.html
Hutchinson, G. E. (1957). Concluding remarks. Cold Spring Harbor Symposia on Quantitative Biology, 22(0), 415‑427. https://doi.org/10.1101/SQB.1957.022.01.039
Lennon, J. J., & Foley, M. (2000). Dark tourism : The attraction of death and disaster. Continuum.
Magano, J., Fraiz-Brea, J. A., & Ângela Leite. (2023). Dark tourism, the holocaust, and well-being : A systematic review. Heliyon, 9(1), e13064. https://doi.org/10.1016/j.heliyon.2023.e13064
Novelli, M. (2007). Niche tourism (0 éd.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9780080492926
Robinson, M. & Novelli, M. (2010). Niche tourism : an introduction dans Niche tourism : Contemporary issues, trends and cases (1. ed., digital printing [der Ausg.] 2005). Elsevier.
Watch dark tourist | netflix official site. (s. d.). https://www.netflix.com/title/80189791